XVIII
LE PLUS DANGEREUX DES FRANÇAIS

Le lieutenant de vaisseau Avery inspecta une dernière fois sa chambre minuscule, aussi exiguë qu’un placard. On allait bientôt la mettre sens dessus dessous et la vider avant de retirer les portières de toile qui, dans tout le bord, ménageaient un semblant d’intimité. Et l’on allait descendre en soute les coffres de marin, les effets, les souvenirs, les portraits d’êtres aimés, tout devait disparaître dans le ventre de la Walkyrie. C’était un bâtiment de guerre, il fallait tout dégager de l’étrave à l’étambot afin que les affûts puissent se déplacer sans gêne, jusqu’à la victoire. Quant à l’autre issue possible, on n’y songeait guère.

Avery s’habilla avec grand soin, sachant que Bolitho y attachait de l’importance. Son ventre refusait de songer à l’idée même de nourriture, l’odeur écœurante de graisse qui s’échappait de la cambuse lui donnait des haut-le-cœur. Il alla se regarder dans le petit miroir posé près de son coffre, il s’était rasé, avait enfilé une chemise et des bas propres. Son image lui renvoyait son sourire. Les ultimes rites. Il n’avait jamais douté qu’ils eussent à se battre, et Bolitho avait fini de l’en convaincre.

Avery avait connu d’autres officiers de marine qui possédaient ce don, si l’on pouvait appeler cela un don, mais aucun qui lui ressemblât. Comme il n’était jamais trop sûr de lui lorsqu’il s’adressait à l’amiral, il se demandait s’il n’était pas allé trop loin en évoquant Nelson. Enfin, sa franchise avait paru plutôt amuser Bolitho qui semblait trouver un peu absurde que l’on puisse le comparer à son héros.

Il tira sa montre de son gousset, seul objet qui ait survécu à la mort de son père, à Copenhague, et l’approcha du fanal. Il était l’heure de réveiller l’amiral. Le vaisseau était calme, il ne faisait pas encore jour lorsqu’il emprunta l’échelle qui menait à la dunette.

Il entendit Trevenen qui, d’une voix rauque, admonestait un homme. Lui non plus, comme la plupart de ses hommes, n’avait pas réussi à fermer l’œil. Avery eut un petit sourire : Et tout comme moi.

Le caporal d’armes discutait avec un fusilier de faction et Avery leur trouva l’air bien sombre. Le factionnaire écoutait ses ordres. Si la bataille avait lieu, il allait être chargé d’empêcher les marins de se réfugier en bas, sous peine de mort.

La portière s’ouvrit, Allday apparut avec son bol à raser rempli d’eau sale. Avery se tourna vers lui :

— Sir Richard est-il déjà levé, de si bonne heure ?

Allday le regarda, l’air sarcastique :

— Nous avons cru que vous resteriez couché jusqu’à la fin de la bataille, capitaine !

Avery hocha la tête. L’humour d’Allday était encore plus agaçant que tous les préparatifs de combat qu’il voyait autour de lui.

Il faisait très clair dans la chambre, plusieurs fanaux se balançaient dans leurs montures et les rideaux baissés devant les fenêtres donnaient aux lieux une atmosphère intime et plutôt rare. Il jeta un coup d’œil à un dix-huit livres encore saisi et recouvert d’une toile, pour ne pas trop donner le sentiment qu’on allait bientôt se battre. Car la grand-chambre n’allait pas être davantage épargnée que le reste.

Bolitho sortit de sa chambre à coucher en enfilant une chemise propre, tandis qu’Ozzard trottinait impatiemment derrière lui en essayant de mettre en place son ceinturon.

— Bonjour, Avery.

Il alla s’asseoir pour consulter la carte alors qu’Ozzard s’occupait de remonter ses bas.

— Le vent reste stable, mais un peu trop faible.

Il se déplaça pour fouiller dans son bureau et Avery le vit placer une lettre dans son gilet. Une de ses lettres à elle. Pour l’avoir avec lui, comme le médaillon posé sur sa peau.

Bolitho lui dit :

— Nous allons pouvoir rappeler aux postes de combat, je crois que les deux bordées ont pris leur déjeuner.

Cela aussi semblait l’amuser. Certainement avait-il dû, une fois de plus, intervenir auprès de Trevenen. Le commandant avait peut-être eu dans l’idée d’attendre la fin de la bataille pour envoyer les hommes aux rations : moins de vivres à dépenser, moins de bouches à nourrir.

Il tapa du doigt sur la carte.

— Nous allons continuer ainsi, cap au nord. Si le vent se maintient, nous serons en route de rapprochement avec l’ennemi. Dans ce cas, nous devrons serrer au plus près, tant que nous avons l’avantage du vent. Enfin, pendant encore un certain temps.

Yovell émit un énorme bâillement tout en continuant à écrire dans son dossier. Ici, il avait l’air de tout, sauf d’être à sa place, se dit Avery. Un homme qui avait de l’instruction, qui préférait la vie en mer et ses périls à l’existence bien plus facile qu’avaient à terre les gens de son état.

Allday arriva et s’approcha de la cloison à laquelle étaient habituellement accrochés les sabres de Bolitho. Avery remarqua que le magnifique sabre d’honneur offert par les habitants de Falmouth avait déjà disparu dans les fonds. Il regarda Allday décrocher l’autre, la vieille lame que l’on voyait sur les portraits alignés dans la demeure de Falmouth.

Bolitho semblait calme et dispos, il ne montrait aucun signe de doute ni d’inquiétude. Avery essaya d’en tirer quelque réconfort.

Des pas lourds résonnèrent sur le pont : le commandant.

Bolitho, levant à peine les yeux, lâcha :

— Celui-là, il va falloir que je le convainque.

Les bruits s’éloignèrent, se dirigèrent vers la descente. En entrant dans la chambre, Trevenen marqua une certaine surprise. Peut-être s’attendait-il à les trouver en conférence, rongés par le désespoir, se dit Avery, ou encore en train de chercher le courage dans le cognac.

— Les feux de la cuisine sont éteints, sir Richard. Les deux bordées sont parées.

Il avait le regard terne et son assurance habituelle avait disparu. Bolitho songea que c’était mauvais signe.

— Vous pouvez rappeler aux postes de combat, commandant. Ce qui devrait prendre… dix minutes ?

— Huit minutes, répliqua Trevenen d’un ton irrité.

Bolitho hocha lentement la tête.

— Cela va être une journée mémorable pour beaucoup de vos hommes. Ne les menez pas trop durement. Ce ne sont pas nos ennemis – il le laissa s’imprégner de ce qu’il venait de dire avant d’ajouter : Pas encore.

Trevenen, qui était déjà à la porte, se retourna :

— M’autorisez-vous à dire quelque chose, sir Richard ?

— Naturellement.

— Je crois que nous commettons une erreur. Nous n’avons pas assez de bâtiments pour soutenir une bataille rangée…

Bolitho soutint tranquillement son regard.

— Nous ne renoncerons pas, commandant, tant que ma marque sera hissée en tête de misaine.

Lorsque Trevenen se fut retiré, il garda les yeux fixés sur la porte close. L’atmosphère était encore lourde de la rancœur et de la colère de cet homme. Puis il dit à Avery :

— S’il devait m’arriver quelque chose… – il leva la main pour l’empêcher de protester : Faites ce que je vous demande.

Les sifflets résonnaient dans tout le bord, les tambours se mirent à battre.

— À tout l’équipage ! A tout l’équipage ! Aux postes de combat !

Le pont se mit à trembler, marins et fusiliers couraient à leurs postes. On démontait les portières, il n’y avait pas de temps à perdre.

Avery regarda Allday capeler le vieux sabre à la taille de Bolitho tandis qu’Ozzard sortait la vareuse aux épaulettes dorées, et non la vareuse de mer déteinte qu’il portait habituellement. Ce spectacle lui fit passer un frisson glacé le long de l’échine. Ce même uniforme qui avait alerté les tireurs d’élite français qui avaient tiré sur Nelson. Était-ce pour provoquer Baratte, ou pour montrer à ses hommes qu’il était au milieu d’eux, qu’il leur faisait entièrement don de sa personne ? Yovell ramassa sa sacoche et annonça :

— Je vais aller donner un coup de main dans l’entrepont, sir Richard – et, avec un sourire timide : Mort aux Français !

— Ça, murmura Allday, y a pas d’erreur !

Ozzard, que les grincements des meubles que l’on descendait rendaient nerveux, demanda :

— Avez-vous encore besoin de moi, sir Richard ?

— Descendez tenir compagnie au contre-amiral Herrick si vous voulez.

Mais Ozzard avait déjà disparu. Bolitho rectifia sa tenue et déclara :

— Eh bien, mon vieux, les choses ne sont pas plus faciles que d’habitude, non ?

Allday lui répondit dans un grand sourire :

— Je me demandions parfois à quoi que ça sert. Bolitho entendait des hommes courir de tous les côtés. – J’imagine qu’ils se posent la même question – puis, se tournant vers Avery, le regard décidé : C’est ce qu’on doit leur dire, hein ?

Ils quittèrent la chambre tous les trois tandis que des matelots arrivaient pour finir de vider les lieux. Le lieutenant de vaisseau Urquhart cria :

— Parés aux postes de combat, commandant ! Trevenen consulta sa montre :

— Neuf minutes. J’attendais mieux de vous, monsieur ! Allday surprit l’expression de Bolitho. Il était assez facile de deviner ce qu’il pensait. Trevenen ne faisait jamais de compliment à personne, même lorsque le danger était imminent. Le seul sentiment qu’il était capable d’inspirer, c’était la crainte.

Après la chaleur de la veille, il faisait étonnamment sombre et frais sur le pont. Mais, dans ces parages, le jour se lève vite, le soleil allait se montrer pour dissiper les souffrances et effacer la furie du combat.

Bolitho jeta un coup d’œil autour de lui. Le pilote et ses adjoints se tenaient près de la roue avec des timoniers en renfort. On avait frappé des chaînes pour assurer les basses-vergues, au cas où le gréement s’effondrerait. Et des filets également, même si Bolitho ne les distinguait pas encore, pour protéger les servants de pièces des chutes de poulies ou d’espars. Il s’agissait de choses qu’il connaissait par cœur, qu’il avait connues toute sa vie, depuis l’âge de douze ans, lorsqu’il avait pris la mer pour la première fois et découvert ce monde étrange et impitoyable qu’était un quatre-vingts, le Manxman.

Herrick était resté en bas, relativement à l’abri dans l’entrepont, sous la flottaison. Il devait pleurer son bras manquant, souffrir de son impuissance, mais, surtout, remuer de vieux souvenirs.

Bolitho s’approcha des filets de branle où l’on avait serré les hamacs et manqua de glisser sur des planches détrempées. Il dit à Trevenen :

— Cet endroit n’a pas été sablé, commandant.

Il avait parlé d’une voix calme, mais bouillait intérieurement en songeant que quelqu’un n’avait pas fait son travail. Un homme, ou même plusieurs risquaient de glisser dans le feu du combat. Et une seule pièce qui ne tirait pas, cela pouvait suffire à faire la différence.

La réponse de Trevenen ne fut pas moins surprenante :

— Je n’ai pas fait sabler le pont, sir Richard. Si l’ennemi ne se montre pas, nous aurons gaspillé du bel et bon sable pour rien.

— Eh bien, faites sabler immédiatement, je vous prie. Je suis sûr que dans un océan aussi immense, nous pourrons en trouver d’autre sans mal !

Il entendit un officier faire passer la consigne et les mousses qui rôdaient autour des affûts comme des terriers se mirent immédiatement au travail.

Allday avait entendu le vif échange qui venait de se produire. Il était fort satisfait que Trevenen ait vu de quoi Bolitho était capable. Il leva la tête vers le gréement et dit :

— J’aperçois la flamme de guerre, sir Richard.

Bolitho leva les yeux à son tour vers le ciel obscur et crut voir lui aussi la longue flamme rouge et blanche onduler autour du mât.

— Dès que le soleil se lèvera, ce sont eux qui nous verront.

Avery, lui, observait les ombres qui se déplaçaient autour de lui : les hommes écoutaient, pesaient leurs chances de voir un nouveau jour.

Ne pas voir l’ennemi, ignorer tout de sa force, cela avait quelque chose d’assez troublant.

Bolitho lui ordonna :

— Dites à vos timoniers de se tenir parés, Mr Avery. Dès qu’il y aura assez de jour, faites hisser « prendre poste conformément aux ordres » et dites à la Larne : « se rapprocher de l’amiral ».

A présent, Avery distinguait les parements blancs sur le col de ses deux aspirants, mais les pavillons déjà frappés aux drisses étaient encore ternes dans cette faible lumière.

Et Bolitho laissa tomber, comme sans y attacher d’importance :

— Je suis certain qu’ils ont déjà tout préparé, Mr Avery, mais le signal suivant sera « préparez-vous au combat ».

Il entendit Trevenen demander :

— Et en supposant que l’ennemi ne soit pas là, sir Richard ?

Avery sentait presque physiquement la force qui émanait de son amiral. Bolitho répondit froidement :

— Dans ce cas, j’aurai échoué et, demain, Baratte tombera sur le convoi du commodore Keen. Quant à la suite, vous l’imaginez aisément.

Trevenen marmonna :

— En tout cas, personne ne pourra rien reprocher à la Walkyrie !

— Vous et moi savons très bien qui supportera le blâme, commandant ! Par conséquent, un peu de patience.

Assez furieux contre lui-même de s’être laissé ainsi emporter, Bolitho nota :

— Je vois la tête de mât.

Il laissa aller son regard sur le gréement bien tendu, le fouillis des manœuvres que l’humidité et les embruns faisaient briller dans l’obscurité. Des hommes qu’il n’avait jamais vus se tenaient contre les pâles filets de branles, d’autres, accroupis comme des athlètes, attendaient l’ordre de s’atteler aux bras et aux drisses.

Bolitho se tourna du bord au vent : on commençait à distinguer une lueur, un soupçon de lumière. Elle allait bientôt s’étendre au-dessus de l’horizon et les exposer en pleine vue. Trevenen dit d’une voix grinçante :

— Mais que fabrique donc la vigie, Mr Urquhart ? Elle roupille pendant son quart ?

Urquhart allait s’emparer de son porte-voix lorsque Bolitho dit à Avery :

— Montez donc dans les hauts, ce matin, vous serez mes yeux.

Avery se hâta lentement, l’esprit encore occupé par cette dernière remarque et se demandant si Bolitho ne s’était pas exprimé au second degré. L’amiral lui sourit :

— Alors, on n’aime pas trop grimper ?

Avery en fut bizarrement remué.

— Ça peut aller, amiral.

Il sortit une lunette de signaux du râtelier et empoigna les enfléchures tandis que deux matelots ouvraient le filet pour lui permettre de passer. Bolitho distinguait désormais très nettement le blanc de leurs yeux quand ils levèrent la tête vers le lieutenant de vaisseau qui commençait à grimper, avec sa lunette qui lui battait sur la cuisse.

Avery montait régulièrement, il sentait les enfléchures vibrer sous ses pieds et percevait la puissance du vaisseau qui se découvrait en bas. Les pièces noires avec leurs servants nus jusqu’à la taille, puis les hunes où des fusiliers qui armaient les pierriers le virent arriver, tout surpris et fort intéressés.

Il s’arrêta un instant pour regarder plus bas les épaules nues de la figure de proue, le foc et les voiles d’étai qui battaient, taches d’un blanc immaculé sur la surface doucement ondulée de l’eau. En se tournant légèrement, il vit le soleil émerger de la mer, s’élever sur l’horizon avant d’inonder de sa lumière dorée tout le panorama. Il dégagea sa lunette et passa une jambe autour d’un hauban pour se retenir. Vous serez mes yeux, ce matin. Il avait l’impression de voir ces mots inscrits devant lui.

Il se sentait l’épaule un peu raide, suite de sa blessure lors de ce terrible jour. Il tâtait souvent la cicatrice du bout des doigts, mais ne pouvait la voir sans l’aide d’un miroir. Le chirurgien français avait probablement aggravé les choses ; la blessure avait laissé un profond sillon dans sa chair, comme si on l’avait creusée avec une gouge. Elle lui faisait presque honte, il se sentait sale.

Il leva les yeux vers la tête de mât en entendant la vigie appeler :

— Ohé du pont ! Voiles devant sous le vent !

Tout en bas, sur la dunette, Bolitho dut mettre les mains sous sa vareuse pour cacher son impatience. Trevenen aboya :

— Et quel genre de voiles ?

Cette fois-ci, la vigie n’hésita pas :

— Bâtiments de ligne, commandant ! Et d’autres encore de moindre tonnage !

Trevenen en avait les narines rouge vif.

— Même mon bâtiment est incapable de se mesurer à un vaisseau de ligne, sir Richard !

Bolitho avait remarqué ce ton triomphant, comme s’il s’adressait à tout son équipage. Baratte avait gardé cette carte jusqu’à ce jour. Trevenen avait raison sur un point : une frégate ne pouvait pas résister à un vaisseau habitué à la ligne de bataille et conçu pour encaisser des bordées massives.

Il pensait à Adam et à l’autre frégate, celle qui avait été le vaisseau amiral de Baratte lorsqu’il avait été fait prisonnier. La partie était jouée avant même d’avoir commencé.

Il observa ce qui se passait autour de lui : près des pièces, les servants s’étaient tournés vers l’arrière pour tenter de voir ce qui se passait. Les fusiliers en tunique rouge se tenaient avec leurs mousquets près des filets de protection. Même eux ne pourraient rien faire si les marins refusaient de se battre et, dans leur esprit en tout cas, refusaient de se faire tuer pour rien.

Bolitho entendit un bruit de pas sur le pont, c’était Avery qui venait vers lui sans trop se presser.

— Je ne vous ai pas donné l’ordre de redescendre, Mr Avery ! – mais quelque chose sur la figure de l’officier le radoucit : Qu’y a-t-il ?

Avery parut à peine voir Trevenen.

— Ce n’est pas un bâtiment de ligne, amiral, c’est l’USS Unité. Tout à fait conforme à la description de votre neveu, pas un espar ne manque.

Il avait entendu les propos de Trevenen pendant qu’il redescendait sur le pont, son air soulagé lorsque le soleil qui éclairait maintenant tout l’océan lui avait laissé entrevoir une possibilité de se défiler.

Tout cela avait disparu. Trevenen semblait incapable de refermer les mâchoires et le dévisageait, hébété, comme s’il débarquait de l’enfer.

— Je ne voulais pas crier de là-haut, amiral – et, désignant l’horizon où le soleil pointait à travers un rideau de brume : Elle est accompagnée de plusieurs bâtiments de plus petite taille, sur l’avant et sur l’arrière, sans doute des navires marchands, à en juger par leur forme.

— Un convoi, donc ? dit tranquillement Bolitho.

Avery regarda le commandant, mais il ressemblait à une statue de pierre.

— Assez loin dans le nordet, j’ai aperçu d’autres voiles – on les voit très nettement de la hune d’artimon. Vous aviez raison, amiral, ce sont les frégates de Baratte, j’en suis absolument certain.

Bolitho s’approcha pour lui mettre la main sur l’épaule.

— Bon, nous savons désormais comment se présente la partie. Les vaisseaux américains vont s’interposer entre les frégates et nous, mais sans intervenir. Ils vont essayer de diviser nos forces et de nous affaiblir pour permettre au convoi de poursuivre tranquillement sa route.

Puis il se tourna vers Trevenen :

— Eh bien voilà, commandant, c’est le bâtiment dont vous doutiez qu’il existe. La plus puissante frégate que l’on ait jamais vue.

— Nous devrions rompre, sir Richard, avant qu’il soit trop tard !

— Il était déjà trop tard lorsqu’on a laissé Baratte sortir de prison – il s’approcha de la carte, les hommes s’effacèrent pour le laisser passer : Hissez le signal « préparez-vous au combat ».

— Il est déjà frappé sur une drisse, amiral.

Bolitho entendit les poulies grincer et les pavillons s’élevèrent lentement, claquant au vent.

— Dites à la Larne de répéter si l’Anémone et la Laërte sont encore à la vue. Elles savent ce qu’elles ont à faire.

Trevenen avait l’air furibond.

— Elles ne peuvent pas engager le combat sans soutien, sir Richard !

Il chercha un appui autour de lui.

— Nous voilà enfin d’accord sur quelque chose, commandant.

Bolitho s’empara d’une lunette et balaya lentement l’horizon éblouissant. Les ennemis n’étaient encore que de petites taches claires, comme des feuilles qui auraient glissé sur du verre.

— Nous allons traverser le convoi. Conservez le même cap. Et faites mettre les canots à la mer.

Il allait ajouter : pour que les vainqueurs les récupèrent, mais se retint. La plupart des officiers et les marins les plus vieux savaient fort bien ce que signifiait cet ordre. Il était destiné à épargner aux hommes de recevoir des éclis si des boulets s’écrasaient sur un chantier. Mais tout terrien, tout nouvel embarqué, jugeait que c’était se priver du seul moyen d’en réchapper si le pire se produisait.

Le lieutenant de vaisseau Urquhart cria :

— Je vois le yankee, commandant !

— Les bâtiments serrent le vent du plus près qu’ils peuvent, nota Bolitho. Le commandant de l’Unité n’a certainement pas envie de tomber sous notre vent et de laisser croire qu’il prend la fuite.

Il songeait au capitaine de vaisseau Nathan Beer. Un homme solide, déterminé, qui pratiquait depuis bien longtemps la manœuvre de frégates. Son vaisseau était si armé qu’il pouvait probablement battre un soixante-quatorze. Pas besoin de se demander pourquoi la vigie s’était laissé abuser.

Il allait donc conserver le même cap, en route de collision avec la Walkyrie.

Avery lui demanda :

— Ne pensez-vous pas qu’ils vont essayer de nous en empêcher, amiral ?

Nulle inquiétude dans sa voix, mais une simple remarque d’ordre technique, le constat que cela faisait partie de l’inévitable.

Bolitho commençait à se sentir moite de sueur dans sa grosse vareuse.

— Le commandant Beer ne peut guère faire autre chose que d’essayer de nous éloigner. Il n’est pas idiot – contre son gré et de façon officieuse peut-être, il se retrouve allié de fait à Baratte –, mais il est trop soucieux de son devoir pour tolérer qu’on lui marche sur les pieds.

— Je dois porter ceci dans mon journal de bord, sir Richard, lui dit Trevenen.

— Je vous en prie, commandant. Cela dit, j’ai toujours l’intention de couper le convoi à l’endroit le plus faible tant que le vent nous est favorable.

Il surprit quelques marins qui, tournés vers l’arrière, regardaient les embarcations s’éloigner à la dérive, reliées les unes aux autres par des bosses assez longues pour ne pas se cogner entre elles.

— Au point le plus faible, sir Richard ? lui demanda Trevenen.

— Eh oui, droit sur l’arrière de l’Unité !

Voyant l’air abasourdi de Trevenen, il conclut sèchement :

— Je souhaite m’entretenir avec votre canonnier et vos officiers.

Il reprit sa lunette. Peut-être Baratte avait-il prévu ce mouvement. Pouvait-il s’attendre à voir les vaisseaux anglais battre en retraite ?

Les points blancs sur l’horizon n’avaient pas changé de taille, mais l’affrontement allait commencer dans les deux heures. Il s’entendit annoncer :

— Nous avons tout le temps de charger et de mettre en batterie.

Il regarda attentivement le commandant qui criait des ordres. Craignait-il de voir son bâtiment gravement touché et son avenir peut-être compromis ? Ou bien, n’était-ce, comme l’affirmait Avery, qu’un lâche ?

— Voudriez-vous faire rassembler les hommes à l’arrière, commandant ? Vous pourriez avoir envie de leur dire un mot avant…

Trevenen brandit le poing :

— Il faudra bien qu’ils apprennent, sir Richard, qu’ils apprennent et qu’ils obéissent !

— Je vois. Eh bien, Mr Urquhart, faites-les rassembler au sifflet. Je vais exiger beaucoup d’eux en ce jour. Je leur dois une explication, c’est bien le moins.

Les trilles de sifflet retentirent et les hommes arrivèrent d’un pas lourd. Ceux qui se trouvaient sur le gaillard et n’avaient rien entendu des échanges sur la dunette fixaient le passavant sous le vent, l’air apeuré, comme s’ils s’attendaient à voir mettre en place le caillebotis pour une séance de fouet, alors même que l’on était en face d’un ennemi qu’ils ne connaissaient pas.

Ils regardèrent d’abord Trevenen puis, lorsqu’il devint évident qu’il ne s’adresserait pas à eux, fixèrent leur attention sur le vice-amiral qui tenait leurs vies entre ses mains, qui pouvait disposer d’eux.

Le silence se fit, on n’entendait plus que le bruit de la mer et du vent, comme si tous les autres sons étaient étouffés.

Bolitho posa les mains sur la lisse de dunette et contempla les hommes assemblés devant lui.

— Marins de la Walkyrie, j’ai jugé que je devais vous dire quelques mots sur ce que nous allons faire par cette belle matinée. Mon maître d’hôtel me faisait remarquer, juste avant que nous rappelions aux postes de combat, que l’on se demande fréquemment à quoi tout cela peut bien servir.

Plusieurs têtes se tournèrent vers la solide silhouette d’Allday.

— Beaucoup d’entre vous ont été arrachés à leurs maisons ou à leurs villages, certains servaient à bord d’honnêtes bâtiments marchands. Ils sont ici contre leur volonté, pour mener une vie qui n’a jamais été facile. Mais nous ne devons jamais céder à la tyrannie, quelque difficile qu’il soit d’attribuer de la valeur à notre sacrifice, même si nous le faisons au nom du roi et de notre pays.

À présent, tout le monde l’écoutait attentivement. Quelques officiers mariniers ou marins assez anciens pensaient sans doute que pareil discours, tenu dans un poste ou un carré, aurait été considéré comme un acte de trahison.

— L’Angleterre doit paraître bien lointaine à certains d’entre vous.

Il les regardait toujours, il voulait leur faire entendre ce qu’il désirait leur dire, il avait besoin qu’ils comprennent.

— Ce n’est pas parce que je me tiens ici, avec mes deux étoiles d’argent et une marque en tête de mât, que je la regrette moins. Ma maison me manque, tout comme celle que j’aime. Mais sans nous, ceux qui nous sont chers, nos foyers, nos campagnes, tout cela disparaîtrait si l’ennemi devait l’emporter !

Avery regardait ses mains posées sur la lisse, serrées à en devenir blanches. Quoi qu’il advînt, il savait qu’il n’oublierait jamais ce moment. Il pensait à Stephen Jenour, et comprenait maintenant pourquoi il avait tant aimé cet homme.

Bolitho reprit à voix plus basse, si bien que certains marins se serrèrent contre leurs camarades pour mieux entendre :

— Ce vaisseau qui se met sur notre route n’est pas en guerre contre nous, mais tout pavillon qui se dresse pour aider notre ennemi devient lui aussi notre ennemi ! Lorsque nous combattrons, ne pensez pas aux causes ni à la justice des choses, c’est ainsi que raisonne mon maître d’hôtel.

Il savait que, dans son dos, Allday devait sourire de toutes ses dents, il vit plusieurs marins en faire autant.

— Pensez les uns aux autres, pensez d’abord à votre bâtiment ! Alors les gars, voulez-vous bien faire ça pour moi ?

Il se retourna, brandissant sa coiffure, tandis que les vivats éclataient par tout le vaisseau et faisaient autant de tintamarre qu’une grosse averse de pluie.

Allday surprit de la tristesse dans son regard, l’émotion qu’il éprouvait d’avoir dit ce qu’il avait dit, mais lorsque Bolitho s’adressa à Trevenen, il se montra impitoyable :

— Voyez-vous, commandant, être commandé, c’est tout ce qu’ils demandent, ce ne sont pas des dos que l’on déchiquette pour votre satisfaction personnelle !

Il fit volte-face pour se tourner vers les marins qui criaient toujours en regagnant leurs postes par petits groupes.

Le lieutenant de vaisseau Urquhart, les yeux brillants d’enthousiasme, lui dit :

— A présent, sir Richard, ils vous suivront !

Bolitho ne répondit pas, Urquhart n’avait rien compris. Personne ici n’avait rien compris. Ces hommes, il venait de les trahir, tout comme il avait trompé Jenour en l’obligeant à accepter un commandement.

Lorsqu’il reprit la parole, il se surprit lui-même de parler d’une voix aussi calme.

— Parfait, commandant, vous pouvez charger, mais ne mettez pas encore en batterie.

Trevenen porta la main à sa coiffure, ses yeux étaient rougis de tension et de désespoir.

— Quant à vous, Mr Avery, faites frapper des pavillons de rechange. Les couleurs doivent continuer à flotter, quoi qu’il advienne !

Puis il conclut, et Avery ne savait pas trop si ces propos lui étaient destinés ou non : « Lorsque je pense que le capitaine de vaisseau Beer a rencontré mon frère… Moi, il m’arrive de croire que je ne l’ai jamais connu. »

 

Debout près de la roue, très détendu, Bolitho observait les officiers et officiers mariniers qu’il avait fait chercher. Des visages juvéniles, des regards tendus, une détermination pathétique. Les officiers mariniers, hommes de métier, avaient tous participé à des batailles sur un vaisseau ou un autre. En dehors d’Urquhart et, naturellement, d’Avery, ce n’était le cas d’aucun des officiers.

Il se souvenait de ces moments de furie et de folie, lorsque l’on faisait voile pour livrer combat. Parfois, fifres et tambours jouaient une musique entraînante pour faire baisser la tension. Mais pas ce matin.

Le vent avait légèrement fraîchi, assez pour gonfler toute la voilure, pas suffisamment cependant pour troubler la surface ondulante de l’océan. Quelques mouettes et divers autres oiseaux de mer faisaient des cercles autour des mâts de hune, pas troublés le moins du monde par le vaisseau menaçant qu’ils survolaient.

En se tournant très légèrement, Bolitho voyait les autres bâtiments, bricks et brigantins pour la plupart, ainsi que l’Unité qui se tenait entre eux comme une forteresse. Il ordonna :

— Nous allons rester en route de collision. Si nous parvenons à nous rapprocher assez sans prendre quelques bordées de l’Unité, nous changerons de cap au dernier moment et tenterons de passer juste sur son arrière. Il s’agit d’une manœuvre délicate. Mais c’est la seule solution pour ne pas laisser nos bâtiments sans soutien. Tous les officiers doivent s’assurer que les gabiers volants et que tous les hommes disponibles restent parés à renvoyer de la toile sans délai. Nous sommes au largue, quand nous virerons, nous viendrons vent arrière – il sourit : Une brise de fond de culotte !

Il examina l’embelle, toute la longueur du pont encombré de monde, des hommes accroupis près de leurs pièces, d’autres au pied des mâts avec leurs aspirants et officiers mariniers.

Les canons avaient été chargés, mais il n’avait pas ordonné de charger à la double. Quelques-uns des nouveaux embarqués risquaient de perdre leur sang-froid et la probabilité n’était pas nulle de faire exploser un canon s’il n’était pas convenablement chargé, tuant tout le monde autour de lui. Pis encore, cela pouvait mettre le feu à bord.

Lorsqu’il avait expliqué à Trevenen ce qu’il comptait faire, garder les sabords fermés et ne laisser ouverts que ceux qui faisaient face pour l’instant à une mer vide, le commandant s’était exclamé : « Ils vont bien voir que nous sommes aux postes de combat, sir Richard, ils vont deviner votre plan ! »

— Si nous mettions un seul affût en batterie, le commandant Beer se sentirait le droit de nous tirer dessus en limite de portée. La Walkyrie risquerait de se faire démâter avant d’avoir tiré un seul coup de canon. La neutralité de Beer ne joue que dans un seul sens. Avoir rassemblé ce ramassis de navires américains pour faire semblant de les escorter là où il risque d’y avoir bataille, cela est assez clair pour moi. C’est du Baratte tout craché. Il veut à tout prix remporter cette victoire.

— Est-ce ce que cela constitue une violation de nos droits légitimes, sir Richard ? lui demanda Urquhart.

— Il appartiendra à d’autres d’en décider.

Il mourait d’envie de se frotter l’œil pour y voir plus clair, mais résista à cette tentation.

— Bonne chance, messieurs. Dissimulez les canonniers aux regards jusqu’à nouvel ordre. Mais lorsque vous mettrez en batterie, nous allons battre tous les records !

Et à sa surprise, quelques-uns des officiers se fendirent d’un large sourire. Bolitho se tourna vers Trevenen :

— Souhaitez-vous ajouter quelque chose, commandant ? Aujourd’hui, tous vos hommes auront le regard fixé sur vous.

Mais Trevenen resta obstinément muet, ou peut-être n’avait-il même pas entendu. Il regardait la ligne de vaisseaux qui continuait d’avancer un peu en désordre. Une mouette aurait vu quelque chose qui ressemblait à une gigantesque pointe de flèche.

Bolitho dit à Avery :

— Il me faut deux bonnes vigies supplémentaires en haut. Je veux savoir si et quand nos vaisseaux engagent le combat.

Il se tourna vers Allday qui disait d’une voix amère :

— Le spectacle doit être plus laid que tout ce que j’ai jamais vu !

Les sabords de l’Unité s’ouvrirent tous à la fois. L’équipage était bien entraîné : on aurait dit que tout était manœuvré par une seule et unique main.

Puis les affûts s’avancèrent dans de lourds grincements et émergèrent en pleine lumière comme une rangée de dents irrégulières. Il fallait certainement beaucoup de monde pour faire mouvoir toutes ces masses sur un pont qui gîtait légèrement.

En son for intérieur, Beer préférait certainement éviter le combat, même si ce n’était pas l’avis des autres. Un incident pareil aurait de graves répercussions, quel que soit le pavillon vainqueur à l’issue de la journée.

Le commandant américain devait être passablement surpris en voyant que tous les sabords de la Walkyrie restaient hermétiquement fermés. On pouvait en conclure qu’elle avait décidé de passer au milieu des navires marchands, mais sans attenter aux droits des neutres.

Bolitho entendit Urquhart qui disait lentement :

— Encore combien de temps, à votre avis ?

Et Avery qui lui répondit tranquillement :

— Une demi-heure si ça marche, incessamment si ça ne marche pas.

Quand on y songeait, l’accueil distant que lui avait réservé le carré à cause de rumeurs, de cruelles demi-vérités répandues sur la reddition et la capture de la Jolie, était surprenant. Tout cela avait désormais changé.

Bolitho s’arracha à la contemplation des navires, de l’énorme silhouette menaçante de la frégate américaine. Bob Fasken, le maître canonnier, arpentait le pont, s’arrêtant auprès de chaque pièce pour causer avec les hommes, sans plus de façons qu’un paysan qui parle à son chien.

Bolitho prit une lunette.

— Venez donc par ici, Mr Harris !

Il posa l’instrument sur l’épaule de l’aspirant, il le sentait qui tremblait. Ce n’était qu’un gamin. Comme nous l’avons tous été.

Il retint son souffle lorsque sa lunette arriva sur la frégate qui occupait tout l’oculaire, les grands pavillons ondulaient à la corne et en tête de mât, on distinguait très nettement les bandes rouges et les étoiles qui brillaient.

Il s’arrêta sur une haute silhouette debout sur la dunette près d’une pièce de petit calibre qui y était installée.

Sans doute un neuf-livres, se dit-il. L’homme prit une lunette à son tour pour la braquer sur la Walkyrie, la déplacer lentement, jusqu’au moment où il eut presque la sensation que l’Américain le regardait.

Le commandant Beer agita sa coiffure pour lui faire un salut ironique et resta ainsi jusqu’à ce que Bolitho lui rende la pareille.

Il se tourna vers Urquhart en souriant.

— Établissez les grands-voiles et les perroquets, Mr Urquhart !

C’était la manœuvre qu’il convenait de réaliser s’ils voulaient remonter l’Unité avant de passer sur son avant.

Il y eut une détonation sèche et, une seconde après, une gerbe s’éleva sur la mer, puis le boulet se mit à ricocher comme un poisson volant. Un marin dit en se moquant :

— Je n’aurais pas fait mieux !

Bolitho ordonna :

— Comme ça, venir plein nord !

— En route au nord, amiral !

Une bouffée de fumée s’échappa de la pièce la plus sur l’avant, suivie par le hululement d’un gros boulet qui leur passa au-dessus de la tête.

— Attention, les gars, cria Urquhart, le prochain, c’est nous qui le tirons !

Les hommes s’accroupirent près des pièces ou essayèrent de s’abriter derrière ce qu’ils croyaient pouvoir les protéger.

Bolitho voyait le boute-hors de l’Unité leur arriver dessus comme une lance prête à empaler la figure de proue de la Walkyrie. Mais c’était une illusion d’optique, les deux bâtiments étaient encore à sept ou huit encablures l’un de l’autre.

Une seconde pièce ouvrit le feu et, cette fois, s’écrasa sur la coque avec la force d’un bloc de roche. Plusieurs hommes se mirent à hurler, d’autres regardaient les mâts comme s’ils s’attendaient à les voir tomber.

Trevenen parut sortir de sa torpeur.

— Tous les hommes disponibles aux pompes ! Et les prisonniers aussi – ils vont bientôt comprendre ce que c’est que se trouver vraiment en danger !

Bolitho lui ordonna sèchement :

— Changez de cap, commandant !

Mais Trevenen, le regard fou, ne quittait pas des yeux l’autre vaisseau.

Il n’y avait plus que deux possibilités. L’Unité serait obligée de se laisser tomber sous le vent pour éviter la collision si elle maintenait route et vitesse. Beer ne s’y résoudrait certainement pas, car il exposerait ainsi sa poupe. Et s’il réduisait la toile, il serait trop tard.

C’était maintenant ou jamais.

— Changez de route, immédiatement, venir de trois rhumbs sur tribord !

L’attente avait enfin cessé, ce qui fit que les marins qui se tenaient parés pour la suite se précipitèrent à leurs postes, tandis que la roue double commençait à tourner.

— Les bras, là-bas ! Mr Jones, du monde aux bras au vent !

Au-dessus du pont, toutes les voiles se mirent à craquer et à se tendre sur leurs vergues. On envoyait de la toile, Bolitho surveillait l’américain qui donnait l’impression de surgir entre les bossoirs.

— En route nordet quart nord, amiral !

— Ouvrez les sabords ! En batterie !

La Walkyrie portait dès lors presque toutes ses voiles bien gonflées et fonçait sur l’autre vaisseau. Le boute-hors passa comme une balise par le travers du grand mât, puis Bolitho découvrit la dunette alors qu’ils se dirigeaient droit sur l’arrière surélevé, et les sculptures qui brillaient de tout leur éclat.

Puis toute la muraille de l’Unité parut exploser dans de longues flammes rageuses et la fumée commença de s’élever dans le gréement telle une nappe de brouillard.

La masse de métal frappa les bossoirs et le gaillard de la Walkyrie, bousculant quelques pièces au passage, mais sans faire trop de victimes car on avait envoyé la plupart des servants à bâbord, parés à engager de ce côté. S’ils n’avaient pas changé aussi rapidement de route, le plus gros des boulets de vingt-quatre livres aurait fait but.

Mais il avait tout de même causé des dégâts considérables. Quelques hommes sanguinolents couraient, hébétés ; d’autres gisaient là où ils avaient été frappés. Il y avait du sang, des cadavres, des débris humains un peu partout, éparpillés comme de la bouillie, officiers et officiers mariniers tentaient de rétablir l’ordre. Quelques coups étaient passés trop haut et des marins se précipitaient déjà dans la mâture pour réparer le fouillis des cordages arrachés.

Ils arrivèrent au niveau de la haute poupe de l’Unité, les vitres de la chambre brillaient au-dessus des bossoirs de la Walkyrie, faisant ressembler l’arrière à une espèce de falaise décorée.

Dyer, le premier lieutenant, hurla :

— Parés les gars ! Feu sur la crête !

Puis il mit les mains sur son visage et tomba. Un aspirant terrifié le remplaça immédiatement. Les Américains leur tiraient dessus depuis le couronnement et de longs éclis commencèrent de voler comme des quilles. Des tireurs dissimulés avaient vu les épaulettes de l’amiral.

L’artillerie principale de l’Unité était déjà remise en batterie, mais, si Beer voulait attaquer la frégate anglaise, il allait devoir faire usage des pièces de tribord. Et cette fois, les gros canons ne feraient pas de quartier.

Le boute-hors dépassait déjà l’arrière de l’américain. Bolitho voyait distinctement son nom inscrit en lettres d’or sur le tableau. Il entendait encore la description qu’en avait faite Adam, sous l’œil sceptique de Trevenen.

La grande caronade, mise en œuvre par le maître canonnier en personne, recula dans sa glissière. L’espace d’une seconde, Bolitho crut d’abord qu’il y avait long feu. L’arrière de l’Unité sembla s’ouvrir comme une caverne déchiquetée. Le gros boulet de la caronade allait exploser profondément à l’intérieur, lâchant une grêle de mitraille et fauchant le pont sur toute sa longueur.

— Dès que parés, feu !

Les dix-huit livres de la Walkyrie ouvrirent le feu en tir échelonné avant de reculer dans leurs bragues. A cette distance, il aurait fallu être aveugle pour manquer la cible. Les coups soigneusement calculés allaient s’enfoncer dans la coque de l’adversaire qui, tout comme la leur, avait été dégagée de l’avant à l’arrière.

— Nettoyez les lumières ! Ecouvillonnez ! Chargez ! En batterie !

Malgré la peur, en dépit des cris pitoyables des blessés graves, les heures d’entraînement sans cesse recommencé et la discipline portaient leurs fruits.

Un aspirant blanc comme un linge se figea brusquement sur place et glissa dans une mare de sang en apercevant Avery près de la lisse.

— Je vous demande pardon, monsieur !

Il ferma les yeux lorsqu’un boulet perça la brigantine au-dessus de sa tête.

— Les vigies ont aperçu nos bâtiments ! Ils engagent l’ennemi !

— Je vais en informer l’amiral, lui répondit Avery. Merci, Mr Warren. Et, s’il vous plaît, marchez, ne courez pas !

Urquhart cria :

— Le yankee ne manœuvre plus, amiral !

On sentait qu’il ne parvenait pas à y croire.

— Oui, mais il se bat toujours !

Avery n’avait pas prononcé ces mots qu’un autre boulet vint s’écraser dans les filets de branle et bouscula trois fusiliers comme des fagots sanglants. Le coup venait de l’un des neuf-livres de l’Unité, sans doute chargé à mitraille.

Le pilote gisait sur le pont, l’un de ses adjoints courut prendre sa place. Son pantalon blanc était couvert du sang de son chef. Il cria d’une voix entrecoupée :

— En route au cap ordonné, amiral !

Mais Avery avait les yeux rivés sur Allday qui essayait de protéger Bolitho de son corps. Il accourut :

— Que se passe-t-il ?

Allday avait le visage tordu par l’angoisse.

— Des éclis, monsieur ! Envoyez chercher le chirurgien !

Ils transportèrent délicatement Bolitho au pied de l’artimon. Bolitho parvint à articuler d’une voix rauque :

— Des éclis… dans le visage ! – il serrait le bras avec une force terrifiante ! Je n’y vois plus rien !

Il se prit le visage dans les mains, les yeux fermés. Avery palpa sa joue et sentit quelques os qui sortaient de la peau.

La coque se remit à trembler sous l’impact d’une bordée, seules quelques pièces de la Walkyrie étaient encore en état de répliquer à leur adversaire. Avery n’y fit même pas attention ; en levant les yeux, il vit à travers la fumée que Trevenen les regardait.

— Est-ce grave ?

— Il n’y voit plus, commandant !

Bolitho essayait de se relever, mais Allday l’en empêcha d’une main ferme.

— Rapprochez-vous, commandant ! Ne lui laissez pas le temps…

Il se tut, grognant de douleur car il avait essayé d’ouvrir les yeux.

Trevenen se mit à crier :

— Sir Richard est blessé ! Mr Urquhart, préparez-vous à dégager ! C’est un ordre !

Avery le regarda droit dans les yeux :

— Vous vous apprêtez à vous enfuir ?

Trevenen avait retrouvé toute son assurance.

— C’est moi qui commande ! J’avais bien dit que tout ceci échouerait ! A présent, Sir Richard ne peut s’en prendre qu’à lui-même !

Une silhouette apparut, l’homme portait un tablier souillé de sang. Il traversa le pont. Ce n’était pas Minchin, mais son assistant, Lovelace. Trevenen lui cria :

— Emmenez Sir Richard en bas. Sa place n’est plus ici !

— Mais qui se permet de parler comme ça, bon sang de bois !

Avery aperçut une autre silhouette qui émergeait de la descente. L’amiral serrait les dents pour oublier la douleur que lui causait son bras amputé. De loin, on aurait pu croire que Herrick souriait. Il fit lentement des yeux le tour du pont pour observer les dégâts causés par la bataille, les morts et les mourants et enfin, les cadavres des fusiliers qui gisaient un peu partout, comme ceux qui s’étaient battus jusqu’à la mort à bord de son propre vaisseau amiral.

Il s’arrêta ensuite sur la frégate américaine qui dérivait de plus en plus loin sous le vent. Quelques-uns des navires qu’elle escortait essayaient de s’éloigner d’elle, comme si l’Unité transportait quelque objet maléfique. Herrick prit enfin la parole :

— Le yankee ne va plus nous embêter, en tout cas, pas pour cette fois. Nous allons immédiatement rallier les nôtres.

Puis il ferma les yeux pour lutter contre la douleur.

Trevenen le regardait, incapable de croire à ce qu’il voyait.

— Que dites-vous ? J’exerce le commandement…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Herrick s’avança d’un pas vers lui :

— Vous ne commandez rien du tout. Je vous relève de votre commandement et je m’arrangerai pour que votre trahison vous mène droit en enfer ! Maintenant, quittez le pont !

Trevenen hésita, essaya de protester. Puis, comme à tâtons, il fit demi-tour et se dirigea vers l’écoutille. Il était obligé de se frayer un chemin parmi ses hommes, ceux-là mêmes qui craignaient autrefois de seulement croiser son regard. Maintenant, ils le regardaient en silence, sans peur, avec une nuance de mépris.

Herrick se désintéressa de lui.

— Vous, Urquhart – ou peu importe comment vous vous nommez –, êtes-vous capable de manœuvrer le bâtiment ?

Le second fit signe que oui, comme un chiot. Il était livide, mais néanmoins parfaitement déterminé après la scène à laquelle il venait d’assister.

— Oui, amiral.

— Alors, faites. Nous allons rallier nos vaisseaux. Ils doivent être à la peine !

L’un des mousses du chirurgien arriva pour porter assistance à Herrick, mais l’amiral le renvoya sans ménagement et assura plus fermement sa vareuse sur ses épaules.

— Allez donc vous occuper des autres, que diable !

Bolitho était à demi allongé sur les genoux d’Allday. Il manqua de crier lorsque Lovelace, d’une main ferme, lui ouvrit l’œil pour lui poser un pansement adoucissant puis un onguent piquant. Au loin, la bataille faisait toujours rage, mais elle lui semblait irréelle.

Ce qu’il avait toujours craint plus que tout venait de se réaliser. Sans avertissement, de manière impitoyable, il allait retrouver tous les hommes que l’on avait descendus en enfer, dans l’infirmerie de Minchin. Comment croire qu’il allait garder Catherine désormais ? Comment pouvait-il seulement l’espérer ?

— Allday, dit Lovelace, tenez-le bien.

Délicatement, il dirigea la tête de Bolitho vers la lumière et examina attentivement l’intérieur de l’œil. Puis :

— Sir Richard, regardez en l’air.

Bolitho ouvrit l’œil, il sentit Allday se raidir. Pendant un instant, il ne vit qu’une espèce de brouillard et des taches rouge sang. Puis les objets commencèrent à se détacher les uns des autres, mais les images étaient encore floues. Herrick, ses épaulettes dorées de contre-amiral, qui se retenait à la lisse de sa seule main, occupé à observer on ne savait quoi au-dessus des filets de branle déchirés et couverts de sang. Le petit aspirant sur l’épaule de qui il avait posé sa lunette, qui le regardait en sanglotant sans bruit. Les canons s’étaient tus. Un peu plus loin, des manœuvres arrachées, les voiles constellées de trous, un fusilier dans la hune qui agitait son tricorne. Qui saluait-il ? se demanda-t-il.

Ce fut à peine s’il osa dire :

— Je vois.

Lorsque Lovelace lui souleva la paupière gauche, il se laissa faire. Lovelace manifesta d’abord de la surprise et même, quelque émotion, mais déclara d’une voix calme :

— Celui-ci, sir Richard, je ne pense pas que son état changera.

— Aidez-moi à me lever.

Bolitho se remit debout entre les deux hommes tandis que Lovelace lui retirait quelques éclis autour des yeux. Les morceaux de bois étaient si minuscules qu’on les voyait à peine à la lumière du soleil voilée par la fumée. Mais il aurait suffi d’un seul.

Lovelace esquissa un sourire et dit gravement :

— J’ai aussi trouvé des écailles de peinture, sir Richard.

Il tourna la tête en entendant des cris déchirants.

— Je dois y aller, amiral, on a besoin de moi.

Il regarda Bolitho et Avery se demanda s’il ne cherchait pas quelque chose. Enfin, Lovelace ajouta :

— Et à propos, c’est oui. J’accepte bien volontiers votre offre !

Urquhart criait :

— Le Chacal de Baratte est aux prises avec l’Anémone, amiral !

L’excitation le rendait fou.

Bolitho s’approcha de la lisse de dunette, suivi comme son ombre par Allday.

— Et que devient la Laërte ?

Il prit une lunette, mais fit la grimace lorsque le soleil lui tapa droit dans l’œil.

Avant que sa vue ne se brouille, il réussit à voir l’Anémone, pratiquement bord à bord avec la frégate française. Son mât de misaine était tombé et reposait sur le pont de Baratte, faisant une sorte de planche de coupée. À deux encablures de là, la Laërte était aux prises avec le bâtiment de ce renégat, Le Corsaire. Si Adam réussissait à s’emparer de son bâtiment, ce serait un nouvel et double affront pour Baratte. Il continua à regarder ainsi jusqu’à ce que la lumière trop vive l’oblige à abandonner. Les voiles de l’Anémone étaient en lambeaux, le gréement ressemblait à un fouillis de plantes grimpantes, mais il crut entendre des cris de victoire. Adam était sauf, pas un seul commandant ne serait battu comme lui.

Il sentit la présence de Herrick près de lui et devina qu’Allday était tout sourire, en dépit du spectacle de mort et de désolation qui régnait autour d’eux.

Herrick lui dit d’une voix tranquille :

— Après tout, ils n’ont pas besoin de nous. Mais si le yankee avait vraiment dit son dernier mot, inutile de songer à ce qui se serait passé.

— Aucun signal, amiral, cria Urquhart.

Bolitho acquiesça.

— C’est le plus dangereux Français qui fasse la guerre sur mer. Et ils l’ont battu. Dire que je n’ai rien vu.

Herrick tituba un peu et baissa les yeux sur des gouttes de sang qui tombaient de son moignon bandé.

— Et il aurait bien eu envie de nous faire défiler comme prisonniers, hein ? Que Dieu l’envoie au diable !

— Sir Richard, quels sont vos ordres ? lui demanda Avery.

— Nous devons aller aider les autres à s’occuper de leurs prises. Ensuite…

Il se retourna pour demander à Urquhart :

— Toujours pas de signaux ? Pas étonnant que Hannay ait abandonné le combat. Baratte était encore en train de jouer un de ses coups tordus !

Ils le regardaient tous, comme s’ils avaient peur que sa blessure à l’œil ne lui ait un peu dérangé l’esprit. Bolitho cria soudain :

— Et où est le brick ?

— Loin sous le vent, amiral !

Herrick observait sans ciller un officier marinier qui essayait de remettre son pansement rougi de sang en place, mais, soudain, la douleur devint insupportable. Il bredouilla :

— On y est arrivés, Richard, comme toutes les autres fois…

Et il s’évanouit.

— Occupez-vous de lui.

Bolitho le couvrit de sa vareuse, puis des marins le transportèrent sur un caillebotis.

— S’il n’avait pas été là… – et, revenant à sa première idée : Baratte dirigeait l’action à partir du brick et il a mis sa marque à bord du Chacal. Juste au cas où l’Unité n’aurait pas suffi à nous faire déguerpir.

— Si le commandant Trevenen avait fait comme il l’entendait, répondit lentement Avery… Il haussa les épaules. Tout cela appartenait désormais au passé. Tout ce qui restait, c’étaient d’amers souvenirs.

— Mr Urquhart, lui ordonna Bolitho, mettez à la voile.

Il laissa tomber son regard sur le cadavre du maître pilote, comme s’il pouvait encore faire quelque chose. Mais ses traits étaient déjà rigides, figés tels qu’ils étaient au moment de l’impact.

— Cette fois-ci, Baratte ne s’en tirera pas.

Allday lui sourit en mettant un doigt sur sa paupière.

— On peut dire que vous m’avez fichu une sacrée trouille, sir Richard.

Bolitho se tourna vers lui, il y voyait clair désormais.

— Je le sais bien, mon pauvre vieux.

Il effleura le médaillon à travers sa chemise salie par la fumée.

— Maintenant, le convoi du commodore Keen ne risque plus rien. A l’armée de terre de jouer.

Il imaginait tout par la pensée. Trop d’hommes, trop de bâtiments. Le prix à payer était toujours insupportable.

Mais il se ressaisit vite.

— J’espère que l’on n’aura plus besoin de nous pendant un certain temps.

Quelqu’un cria :

— Le brick a renvoyé de la toile, amiral !

Bolitho serra les poings.

— Trop tard. Dites au canonnier de venir à l’arrière.

Bob Fasken apparut sous la lisse et salua.

— Je suis paré, sir Richard.

Mais on lisait dans ses yeux une interrogation muette : Comment le saviez-vous ?

Bolitho voyait le brick qui semblait dériver derrière le gréement emmêlé de la Walkyrie.

— Tirez dès que vous serez paré, Mr Fasken – il eut un bref sourire – Vos canonniers se sont magnifiquement comportés.

Il fallut ce qui leur parut une éternité pour rattraper le brick ennemi. On avait commencé à passer les cadavres par-dessus bord et à évacuer les blessés du pont, en dépit de leurs protestations.

Les affûts grinçaient, on mit en position à bras l’un des gros dix-huit livres de chasse. Le canonnier, bras croisés, surveillait la manœuvre. A l’aide d’anspects, on pointa la pièce. Des marins inoccupés pour le moment regardaient ce qui se passait du passavant. D’autres cherchaient toujours des amis, un visage connu, qu’ils ne reverraient jamais.

La pièce de chasse fit feu et, pendant que la fumée se dissipait, les servants entreprirent immédiatement d’écouvillonner puis de recharger.

Le boulet tomba un peu court, derrière le tableau du brick. Quelques marins faisaient des paris, alors que, peu de temps avant, ils avaient affronté la mort.

— Paré, amiral !

— Feu !

Cette fois-ci, Bolitho crut bien voir l’endroit où tombait le coup. Une tache sombre, puis des morceaux de bois, des bouts de gréement qui s’envolaient avant de retomber à la mer.

— Il devrait se rendre, bon Dieu, lâcha Urquhart, les dents serrées.

Mais Avery tendit le bras :

— Regardez, il hisse ses couleurs !

Bolitho laissa retomber sa lunette. Urquhart avait sa réponse, il ne se rendrait jamais.

— Feu !

Le coup fit but, une fois encore ; des hommes couraient un peu partout comme des fous pour tenter d’éviter les espars qui s’écrasaient sur eux.

Fasken s’abrita les yeux pour voir ce qui se passait à l’arrière. Comme on ne lui donnait aucun ordre, il prit le boutefeu que tenait le chef de pièce et s’accroupit à sa place le long de la volée sombre. Chose qu’il n’avait probablement plus jamais faite depuis l’époque où il était lui-même simple canonnier.

Bolitho sentit le pont se soulever avant de se stabiliser, le boutefeu se tendit et Fasken tira d’un coup sec.

Pendant un long moment, ils crurent que le coup avait manqué. Puis des hurlements d’horreur éclatèrent lorsque tout l’avant du brick explosa dans une tornade de feu. Les voiles partirent allègrement dans les airs, toiles et manœuvres goudronnées ne mirent que quelques minutes à se consumer. Des nappes de feu léchaient la coque, les sabords laissaient s’échapper des langues de flammes et des gerbes d’étincelles.

Lorsque l’explosion finale se produisit, ce fut comme un claquement de tonnerre isolé. La sainte-barbe avait peut-être pris feu, ou peut-être le brick transportait-il de la poudre destinée aux corsaires de Baratte.

Le grondement roula en écho répété, le brick partit dans la mort, faisant une grosse tache noirâtre dans le ciel.

Bolitho voyait la mer tout ensevelir et effacer les gros remous. Tout cela, pourquoi ? se demanda-t-il. Baratte avait-il voulu prouver qu’il était meilleur que son père, qu’il était resté fidèle à la cause de sa patrie ? Ou alors, était-ce par pure vanité ?

Il s’entendit qui disait :

— Allons rallier les autres, Mr Urquhart. Et dites au commis de mettre du rhum en perce.

Il regardait cet homme qui, jusqu’alors, était trop timide pour oser seulement prendre la parole.

— Aujourd’hui, ce sont tous des héros.

— Et ensuite, sir Richard ? risqua prudemment Avery.

— On rentre à la maison, s’il y a encore une justice en ce monde.

Il se tut, méditant ce qu’il venait de dire, mais sa bonne humeur reprit rapidement le dessus.

— Accessoirement, nous sommes conviés à une noce ! – il donna une grande tape dans le dos d’Allday : Nous devons nous assurer que ce gaillard tienne parole !

A sa grande surprise, Allday resta d’abord sans réaction. Puis il lui dit :

— Vous feriez cela, sir Richard, vraiment ?

A bord des autres vaisseaux, les hommes poussaient des cris d’enthousiasme, toute peur et toute souffrance oubliées. Jusqu’à la prochaine fois.

Mais Bolitho n’entendait que ce que venait de lui dire son vieil ami. Son chêne.

Un vieux souvenir remontait du passé, un signal qu’il avait envoyé dans le temps. Cela paraissait particulièrement adapté aux circonstances, pour cet homme avec qui il avait des relations si particulières.

— Ce sera un honneur pour moi.

 

Une mer d'encre
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